Marie-Élaine Lebel
Professeure agrégée en Études françaises
Collège universitaire Glendon de l’Université York
Numéro 10, actes de colloque – 2024
Pour citer cet article
Marie-Élaine Lebel
Professeure agrégée en Études françaises
Collège universitaire Glendon de l’Université York
Marlon Valencia
Professeur agrégé en Études anglaises
Collège universitaire Glendon de l’Université York
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Équité, diversité et inclusion (EDI) : au cœur de la réussite étudiante
Cet article découle d’une communication scientifique qui a été présentée au colloque La réussite étudiante en enseignement supérieur au carrefour de l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) de l’Observatoire sur la réussite en enseignement supérieur lors du 90e Congrès de l’Acfas (11 mai 2023).
Le texte fait partie de l’axe 3, intitulé Partager la responsabilité de tous et de toutes dans le déploiement des plans d’action EDI, des actes du colloque.
L’article qui suit vise à mettre en lumière les contradictions entre les politiques linguistiques en éducation et les principes de décolonisation, d’équité, de diversité et d’inclusion mises en place dans les établissements postsecondaires.
Le Collège universitaire Glendon est une faculté bilingue de l’Université York située à Toronto, une ville où les francophones ne représentent que 2,3 % de la population et où 44,9 % de la population parlent régulièrement une langue autre que le français et l’anglais à la maison (Statistique Canada, 2022). Même si l’établissement ne recueille pas de données permettant d’établir le portrait linguistique précis de sa population étudiante, cette dernière est très diverse, tant linguistiquement que culturellement, incluant des populations étudiantes francophones et autochtones qui se trouvent en situation minoritaire.
Depuis sa création en 1966, Glendon se caractérise par son bilinguisme où l’anglais et le français sont les langues officielles. Cela se traduit notamment par une offre de cours dans les deux langues. Ce bilinguisme a officiellement été reconnu en 2016 en vertu de la Loi sur les Services en français de l’Ontario. Il est souvent associé à une forme d’élitisme pour les étudiantes et étudiants anglophones, comme c’est aussi le cas pour l’immersion française en Ontario (Kunnas, 2023). En pratique, la politique linguistique en éducation stipule que pour obtenir leur diplôme, toutes les personnes étudiantes, francophones ou anglophones, doivent compléter au moins 6 crédits dans chaque langue officielle.
En mai 2023, l’Université York lançait sa première Stratégie de décolonisation, d’équité, de diversité et d’inclusion (DEDI) et manifestait ainsi son engagement envers ces principes (York University, 2023). Cette stratégie DEDI fait néanmoins l’impasse sur les questions linguistiques, en dépit du bilinguisme officiel et de la riche diversité linguistique du corps enseignant et étudiant. Parmi les cinq orientations stratégiques fondamentales, l’une d’elles concerne l’enseignement et l’apprentissage pour laquelle l’établissement s’engage à favoriser des espaces inclusifs. Or, aucune mention explicite ne concerne la diversité linguistique et le plurilinguisme bien que les compétences linguistiques sont un facteur de réussite en enseignement supérieur (Beacco et al., 2016).
Quelle est donc la cohérence de la politique linguistique en éducation au regard des principes de décolonisation, d’équité, de diversité et d’inclusion ?
Notre approche relève de la linguistique appliquée critique (Pennycook, 2022) : elle reconnaît la présence d’inégalités sociales liées aux langues, examine les liens entre langage et pouvoir (Bourdieu, 2001) et décortique les idéologies linguistiques (Bloommaert, 2006) qui sous-tendent les politiques linguistiques, notamment celles en éducation. Ainsi, étant donné que les langues, comme l’anglais ou le français, et leurs variétés, comme le français québécois ou le franco-ontarien, ne sont pas toutes perçues comme égales, ce sont les pratiques langagières de ceux et celles qui détiennent le pouvoir qui sont davantage valorisées et légitimées. Ce processus de légitimation est consolidé par les idéologies linguistiques, qui véhiculent des croyances sur les langues pour justifier la valeur sociale qu’on leur accorde et qui sont chargées d’une dimension politique.
Une analyse critique d’une politique et de son impact sur différents groupes linguistiques
La Politique linguistique telle qu’énoncée dans le Calendrier académique de l’Université York et s’appliquant à tous les programmes d’études du Collège Glendon a été analysée de manière critique – c’est-à-dire en prenant en considération les rapports sociaux, de pouvoir et politiques – selon trois axes centraux en relation avec la stratégie DEDI de l’Université York (York University, 2023) :
Notre analyse montre l’intérêt de la linguistique appliquée pour répondre aux enjeux des sociétés plurielles, pour aborder les questions sociales et politiques et pour parler de réussite en enseignement supérieur.
Les inégalités entre les francophones et les anglophones sont maintenues par la politique linguistique.
Au premier abord, la politique linguistique de bilinguisme semble être une mesure positive pour réduire les inégalités linguistiques entre les francophones et anglophones. Cependant, en comparant les parcours de la population étudiante dont la langue dominante est le français et celle dont la langue dominante est l’anglais, les deux groupes linguistiques ne satisfont pas aux exigences linguistiques de la même manière. En général, les francophones, dont le niveau de bilinguisme est déjà élevé à l’entrée à l’université, satisfont aux exigences de bilinguisme en suivant des cours de discipline en anglais (ex. : sociologie, psychologie, science politique). À l’inverse, les anglophones satisfont généralement aux exigences de bilinguisme en suivant des cours de français langue seconde de niveaux débutant à intermédiaire, sans suivre de cours de discipline en français. Indépendamment de cette différence, les deux groupes linguistiques reçoivent la même reconnaissance institutionnelle de bilinguisme.
La politique linguistique justifie l’imposition d’un parcours académique postsecondaire en anglais aux francophones tout en octroyant à la classe dominante anglophone encore plus de légitimité linguistique.
En ne considérant pas l’asymétrie des réalités linguistiques au sein de l’établissement, la politique linguistique ne favorise pas l’équité.
En exigeant de toutes les personnes étudiantes de compléter 6 crédits dans chaque langue officielle, la politique linguistique place sur un pied d’égalité l’anglais et le français. Or, ces deux langues ne sont pas égales au sein de l’établissement. Les anglophones y sont largement majoritaires et n’ont aucun incitatif à suivre des cours de discipline en français. Ce déséquilibre a un impact sur l’offre de cours en français, plus limitée qu’en anglais, ce qui vient, entre autres, exacerber la nécessité pour les francophones d’étudier leur discipline en anglais. Les francophones, ainsi forcés d’évoluer dans un champ disciplinaire en anglais, subissent un désavantage linguistique pour réussir leurs cours, sans toutefois bénéficier de mesures d’appui linguistique spécifiques (ex. : des ateliers sur la rédaction universitaire en anglais).
Une politique linguistique plus équitable devrait reconnaître différemment les parcours de bilinguisme, en distinguant bien la formation en langue seconde d’une formation disciplinaire bilingue. Elle devrait aussi comprendre des mesures d’appui à la réussite pour compenser le désavantage subi par les minorités linguistiques, bilingues par nécessité et non par choix.
L’idéologie du bilinguisme officiel véhiculée par la politique est en opposition avec les valeurs de diversité et d’inclusion de l’établissement.
Cette idéologie du bilinguisme officiel conduit à simplifier la réalité. Elle ne distingue que deux groupes linguistiques, les francophones et les anglophones; parfois, exceptionnellement, un troisième, les allophones dont le capital linguistique n’est pas du tout valorisé. Cette conception limitée de l’identité linguistique s’oppose aux principes de diversité et d’inclusion.
La langue en éducation est indissociable des questions d’équité, de diversité et d’inclusion.
La dimension linguistique, en principe centrale dans une société bilingue et diversifiée comme le Canada, est le plus souvent implicite ou même absente des stratégies EDI mises en place par les établissements postsecondaires. Notre analyse plaide en faveur d’une intégration explicite de la langue aux plans EDI, par exemple en introduisant le concept de glottophobie qui désigne toute forme de discrimination à prétexte linguistique (Blanchet, 2016).
L’idéologie du bilinguisme officiel gomme la diversité linguistique et culturelle.
Une lecture critique de la politique linguistique amène à déconstruire les biais idéologiques qui sous-tendent le bilinguisme officiel. Ce bilinguisme institutionnel, en ne reconnaissant que deux groupes linguistiques, crée une hiérarchie linguistique (Haque, 2012). Ceux et celles qui n’ont ni le français ni l’anglais comme langue première, mais qui doivent s’identifier comme francophone ou anglophone dans les établissements postsecondaires, se trouvent souvent désavantagés par rapport à ceux et celles dont le français ou l’anglais est la langue première. Ce désavantage est encore plus important et préoccupant pour les Autochtones qui doivent lutter vigoureusement pour la survie de leurs langues premières, de leurs cultures et de leurs traditions.
Le bilinguisme officiel et l’approche à l’apprentissage des langues officielles sont difficilement conciliables avec les principes de décolonisation.
Si le français est une langue minoritaire au Canada et en Ontario, il est aussi – avec l’anglais – une langue coloniale. Avec une politique officielle de bilinguisme, les étudiantes et étudiants autochtones se voient imposer l’apprentissage de deux langues coloniales dans un contexte où, en raison du statut fragile de leurs langues et des engagements pris en matière de réconciliation, la revitalisation des langues autochtones devrait être une priorité pour les établissements postsecondaires.
En excluant les cours enseignés de manière bilingue et en stipulant que tous les travaux, tests et examens doivent être réalisés dans la langue d’instruction du cours, la conception du bilinguisme prônée par la politique linguistique se limite à une juxtaposition de monolinguismes. Cette conception, qui exclut le contact linguistique et les pratiques translangagières, c’est-à-dire les pratiques où les ressources linguistiques de deux langues ou plus sont utilisées simultanément, est en complète contradiction avec les approches plurilingues et décoloniales de l’enseignement et de l’apprentissage des langues (Garcia et Wei, 2014).
Afin de mieux arrimer les politiques linguistiques en éducation aux principes DEDI :
Chitpin, S. et Portelli, J. P. (2019). Confronting Educational Policy in Neoliberal Times. International Perspectives (1e éd.). Routledge.
Corbeil, J.-P. (2020). Catégories et frontières. Le recensement et la construction sociale, politique et scientifique des groupes ethnolinguistiques au Canada. Diversité urbaine, 20(2), 13-33.
Fontaine, L. S. (2017). Redress for linguicide: Residential schools and assimilation in Canada / Réparations pour linguicide : Les pensionnats et l’assimilation au Canada. British Journal of Canadian Studies, 30(2), 183-204.
Beacco, J.-C., Fleming, M., Goullier, F., Thürmann, E., Vollmer, H. et Sheils, J. (2016). Guide pour l’élaboration des curriculums et pour la formation des enseignants. Les dimensions linguistiques de toutes les matières scolaires. Conseil de l’Europe.
Blanchet, P. (2016). Discriminations : combattre la glottophobie. Lambert-Lucas.
Bloommaert, J. (2006). Language Ideology. Dans K. Brown (dir.), Encyclopedia of Language & Linguistics (2e éd., p. 510-522). Elsevier.
Bourdieu, P. (2001). Langage et pouvoir symbolique. Seuil.
García, O. et Wei, L. (2014). Translanguaging. Language, Bilingualism and Education. Palgrave MacMillan.
Haque, E. (2012). Multiculturalism Within a Bilingual Framework: Language, Race, and Belonging in Canada. University of Toronto Press.
Kunnas, M. (2023). Who is Immersion for?: A Critical Analysis of French Immersion Policies. Canadian Journal of Applied Linguistics / Revue canadienne de linguistique appliquée, 26(1), 46-68.
Pennycook, A. (2022). Critical applied linguistics in the 2020s. Critical Inquiry in Language Studies, 19(1), 1-21.
Statistique Canada. (2022). Profil du recensement. Recensement de la population de 2021.
Tollefson, J. W. et Pérez-Milans, M. (2018). The Oxford Handbook of Language Policy and Planning. Oxford University Press.
York University. (2023). Decolonizing, Equity, Diversity and Inclusion Strategy. 2023-2028.
Éditrice : Karine Vieux-Fort
Comité éditorial : Karine Vieux-Fort, Anouk Lavoie-Isebaert et Catherine Charron
Révision linguistique : Marie-Eve Cloutier
Cet article est rendu disponible selon les termes de la licence Creative Commons BY-NC-SA 4.0.
À propos de l'autrice et de l'auteur
Marie-Élaine Lebel
Professeure agrégée en Études françaises
Collège universitaire Glendon de l’Université York
Marie-Élaine Lebel est professeure agrégée en Études françaises au Collège Glendon de l’Université York. Elle détient un Ph. D. en linguistique de l’Université du Québec à Montréal et de l’École normale supérieure Fontenay-Saint-Cloud en France depuis 2003. Sa thèse de doctorat portait sur les propriétés morphologiques et syntaxiques du morphème par en ancien français. Aujourd’hui, ses recherches s’inscrivent davantage dans le champ de la linguistique appliquée. Elle s’intéresse à l’enseignement et à l’apprentissage du français en milieu bilingue et plurilingue, et à la dimension politique des pratiques plurilingues, avec notamment des recherches sur les politiques linguistiques en matière d’éducation, sur les politiques linguistiques familiales et sur le paysage linguistique.
Marlon Valencia
Professeur agrégé en Études anglaises
Collège universitaire Glendon de l’Université York
Marlon Valencia est professeur agrégé en Études anglaises au Collège Glendon de l’Université York. Il est directeur du programme d’anglais langue seconde, coordonnateur du certificat en discipline de l’enseignement de l’anglais comme langue internationale et coordonnateur spécial des initiatives de mobilité au Collège Glendon. Le professeur Valencia a obtenu son doctorat en éducation aux langues et littératies de l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario de l’Université de Toronto. Ses intérêts de recherche comprennent les multilittératies, l’ethnographie visuelle, les politiques linguistiques et l’apprentissage expérientiel, ainsi que l’intersection entre la créativité, l’imagination et les identités des enseignants et des apprenants de langues. Il est aussi chercheur au Centre de recherche sur l’Amérique latine et les Caraïbes.
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