On observe une tendance lourde à la production et la diffusion de la recherche en anglais, et ce, partout dans le monde (Warren et Larivière, 2018). Désormais, dans les domaines des sciences naturelles et médicales, la quasi-totalité des travaux est publiée en anglais et, quoiqu’une diversité de langues demeure représentée dans les sciences humaines et sociales, ces dernières sont aussi marquées par l’anglicisation (ibid.).

Cette tendance à l’anglicisation affecte nécessairement les pratiques des étudiant·es des cycles supérieurs (Poliquin, 2021), qui font leurs premiers pas avec la recherche universitaire.

1. La langue des écrits et des activités académiques

Dans sa recherche sur la langue de plus de 88  000 thèses et mémoires produits au Québec entre 2000 et 2020 inclusivement, Roy (2021) montre que ce sont un mémoire sur trois et une thèse sur deux qui sont maintenant rédigés en anglais au Québec, tous domaines confondus et incluant les universités francophones et anglophones.

Roy (2021) met toutefois ces données en perspective : si l’on exclut les deux universités anglophones[1] du lot, on arrive à des proportions inférieures : 7,8 % des maitrises et 21,1 % des doctorats sont écrits en anglais au Québec. C’est au troisième cycle que l’attrait de l’anglais croît le plus vite (voir la Figure 1). Dans les 15 universités francophones du Québec, plus d’un·e doctorant·e sur quatre fait aujourd’hui le choix d’écrire son travail final en anglais (Roy, 2021).

Figure 1. Proportion de thèses et de mémoires rédigés en anglais dans les universités francophones du Québec, 2006-2019 (Roy, 2021)

Les données de l’étude de Roy (2021) montrent la popularité croissante, ces dernières années, de l’anglais au troisième cycle à HEC Montréal, à l’École de technologie supérieure et à Polytechnique Montréal. À HEC Montréal, en 2019, 20/25 des doctorats (80 %) étaient rédigés en anglais, ce qui montre que le phénomène n’est pas limité aux sciences naturelles ou au génie[2]. La tendance de réaliser une thèse « par articles »[3] contribue fortement au phénomène de l’anglicisation.

Comme les publications scientifiques se font de plus en plus en anglais, la diffusion des connaissances dans les études supérieures se fait aussi de plus en plus en anglais (Roy, 2021). Ces résultats sont préoccupants dans la mesure où la langue qu’un·e chercheur·euse choisit pour écrire son doctorat semble déterminante pour le reste de sa carrière (ibid.).

« On assisterait ainsi à une espèce de boucle de rétroaction positive selon laquelle l’anglicisation croissante de la publication scientifique pousse les étudiant·es à faire leur thèse en anglais, ce qui en retour les conduit à publier davantage en anglais au cours de leur carrière. »

Roy, 2021

Selon le récent mémoire de l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures – AELIÉS (2019), les étudiant·es — notamment celles et ceux venu·es de pays francophones dans le cadre de leurs études — vivent un paradoxe : puisque la plupart des domaines de recherche sont anglicisés, les professeur·es demandent des travaux en anglais pour bien préparer leurs étudiant·es, qui fréquentent une université francophone. Le rapport de l’AELIÉS (2019) fait également état de la présence de professeur·es venu·es d’ailleurs qui ne sont pas en mesure de parler français.

L’exemple du Département de génie électrique et de génie informatique de l’Université Laval est éloquent : l’association étudiante a modifié ses statuts pour obliger les convocations, ordres du jour et rapports annuels bilingues; des examens et corrigés sont bilingues; des étudiant·es francophones font leurs présentations ou leurs affiches en anglais pour un public francophone; la description de séminaires est en anglais alors que la personne présentatrice est francophone; des sites web des unités de recherche sont uniquement en anglais, etc. (ibid.).

2. Quand la forme influence le fond

Le récent rapport de l’Acfas (2021) souligne que l’anglicisation affecte non seulement la manière dont les étudiant·es choisissent la langue de leurs écrits et celle dont les chercheur·euses communiquent leur science[4], mais aussi comment les sujets de recherche sont choisis. L’anglicisation des savoirs s’immisce au cœur du travail intellectuel, pouvant briser un lien important avec les communautés locales et leurs enjeux (Poliquin, 2021). La langue de la science n’est donc pas simplement une question de forme, mais aussi de fond (ibid.).

Au Canada, plus de 90 % des nouvelles revues scientifiques créées depuis 2005 publient en anglais. Les revues bilingues, pour leur part, contiennent de moins en moins d’articles en français (Couturier, 2021). Dans une récente étude préparée par Larivière (2021) présentant le portrait des revues savantes canadiennes, il s’avère que :

« [l]’étude réalisée a permis d’identifier 825 revues savantes en activité au Canada, dont les trois quarts sont rattachées aux disciplines des SHS [sciences humaines et sociales, arts et lettres]. Les données recueillies illustrent un faible taux de publication en français, avec 11 % de revues unilingues francophones en SHS et de 5 % en STM [science, technologie et médecine] malgré une population francophone tournant autour de 20 % au pays ».

Larivière, 2021, p. 5

De plus, dans les années 1990, 75 % des demandes de subvention déposées au Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) étaient en anglais; en 2020, c’était 85 % (Couturier, 2021). La tendance est encore plus marquée en sciences naturelles, alors que seulement 5 à 10 % des demandes déposées auprès des organismes subventionnaires des domaines des sciences de la santé et naturelles — soit les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) et la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) — étaient en français (Acfas, 2021).

Selon Warren et Larivière (2018), cette omniprésence de l’anglais dans les revues scientifiques et les demandes de subvention a des impacts majeurs dans la définition des objets de recherche. Plus précisément :

Cela entraine des conséquences sur les objets de recherche nationaux, selon Vincent Larivière, professeur à l’Université de Montréal et l’un des trois principaux chercheurs de l’étude de l’Acfas (cité par Couturier, 2021). En effet, afin d’améliorer leur profil international, des étudiant·es des cycles supérieurs et des chercheur·euses peuvent être enclin·es à délaisser les questions nationales et locales par crainte de voir leurs propositions de conférence ou leurs manuscrits rejetés.

Warren et Larivière, 2018

Cette tendance est préoccupante en sciences humaines et sociales dans la mesure où celles-ci sont enracinées dans des contextes sociohistoriques spécifiques : par exemple, un atome ne change pas de forme lorsqu’il est observé à Tokyo ou à Lima à tel ou tel siècle, mais on ne peut en dire autant de leurs lois sur le divorce ou de leurs taux de criminalité (ibid.).

Warren et Larivière (2018) relèvent le caractère paradoxal d’une telle situation, les publications nationales étant parmi celles qui sont le plus souvent consultées par la communauté universitaire locale. Or, si les écrits académiques ont tendance à devenir « anglocentrés », tant par la forme que par le fond, le transfert des connaissances vers la société civile et les gouvernements non anglophones pourrait en être affecté.

En somme, bien que l’anglais en tant que langue commune facilite les échanges scientifiques internationaux, des effets pervers de l’anglicisation sont observables. Parmi ceux-ci, soulignons le risque d’une déconnexion des savoirs avec les sociétés nationales et locales qui ne sont pas anglophones, des objets d’études choisis en fonction de leur pertinence dans des revues scientifiques « anglocentrées » et des manières homogènes de présenter les savoirs.

3. Des solutions institutionnelles

Dans son mémoire sur l’état du français dans un établissement en particulier (ici, l’Université Laval), l’AELIÉS (2019) encourage la mise en place de solutions proactives en vue de promouvoir la recherche en français. Elle recommande la création d’un bureau de la valorisation, de l’appréciation et de la protection de la langue française dans l’établissement.

L’équipe de rédaction de ce mémoire recommande également la création d’un organisme indépendant de veille, de recherche et de consultation sur la langue française dans les universités québécoises, qui aurait pour mission de contribuer à l’organisation d’un espace de dialogue en associant les membres de la communauté universitaire, et ainsi éclairer les politiques linguistiques des universités (ibid.).

Une autre recommandation de ce mémoire est l’adoption par les universités de politiques proactives valorisant notamment :

  • la professionnalisation des plateformes de publications francophones;
  • les activités de partage des recherches en français (colloques, conférences, ateliers, etc.);
  • les publications en français pour le processus d’octroi de la permanence — afin d’éviter qu’au moment de l’évaluation menant à la permanence, les publications (livres, chapitres, articles, etc.) en langue française aient moins de valeur que celles en anglais.

L’Acfas (2021) émet quant à elle neuf recommandations qui s’articulent principalement autour de l’amélioration du soutien aux chercheur·euses francophones, d’un meilleur accès aux ressources, d’un appui à la diffusion en français et d’une valorisation la recherche en français.

L’Acfas a également accueilli favorablement les récentes modifications proposées dans le projet de loi C-32 du gouvernement fédéral visant à moderniser la Loi sur les langues officielles, projet qui reconnaît l’importance de soutenir la production et la diffusion des savoirs en français et le continuum d’éducation en français de la petite enfance au postsecondaire, « deux éléments cruciaux qui manquent à l’actuelle Loi sur les langues officielles » (Acfas, 22 juin 2021).

L’Acfas invite toutefois le gouvernement fédéral à reconnaître sa responsabilité en ce qui concerne l’éducation dans la langue française au niveau postsecondaire et à s’assurer d’accompagner la modernisation de la Loi sur les langues officielles d’actions et de financements concrets pour soutenir la recherche et l’enseignement postsecondaires en français partout au Canada (ibid.).

Au niveau fédéral, ce sont les conseils subventionnaires qui sont chargés de la recherche, soit le CRSH, le CRSNG et les IRSC. Du côté provincial, les Fonds de recherche du Québec ont pour mission « de soutenir et promouvoir l’excellence de la recherche et la formation de la relève, afin de stimuler le développement de connaissances et l’innovation » (Fonds de recherche du Québec, 2021). Avec le gouvernement du Québec, les Fonds encouragent et valorisent à la fois la poursuite d’activités de recherche en français et leur diffusion dans cette langue (Warren et Larivière, 2018), notamment en remettant des prix « Publication en français » à des chercheur·euses.

Selon la directrice générale de l’Acfas, Sophie Montreuil, c’est par l’entremise de ces mécanismes institutionnels que des solutions peuvent être développées en ce qui a trait à la valorisation du français dans la recherche (citée dans Jolin-Jahel, 2021). Il peut s’agir de :

  • consacrer des fonds à des programmes visant à créer et à soutenir de nouvelles revues savantes en français , car plus les équipes de recherche auront des moyens pour diffuser leurs résultats de recherche en français, plus cela pourrait influencer le facteur d’impact[5];
  • mener des processus d’examen plus équitables des demandes de subvention des étudiant·es et des chercheur·euses, notamment en choisissant des personnes qui maitrisent la langue pour évaluer des demandes dans cette langue;
  • traduire en français des articles rédigés en anglais pour rejoindre les pays francophones, notamment ceux de l’Afrique francophone.

Des solutions existeraient donc pour valoriser le français dans la recherche, tant par les universités que dans les mécanismes institutionnels déjà en place. Les pratiques de libre accès aux publications francophones, comme celles développées par les bibliothèques de l’Université de Montréal,  sont également l’une des réponses à l’anglicisation croissante de la recherche scientifique, tant dans les sciences naturelles que dans les sciences humaines.  Le professeur-chercheur titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante de l’Université de Montréal, Vincent Larivière, recommande de réfléchir à ce que l’on attend collectivement des équipes de recherche canadiennes et québécoises en sciences humaines et sociales : qu’elles travaillent sur l’histoire, la société, l’économie et la culture américaines afin de publier dans les revues américaines, ou qu’elles contribuent à l’avancement des connaissances sur la société dans laquelle elles évoluent (Larivière, 2018) ?


[1] Il s’agit de l’Université McGill et de l’Université Concordia qui offrent des formations aux trois cycles. L’Université Bishop’s est une université de premier cycle uniquement.

[2] Dans la plupart des disciplines des sciences naturelles, particulièrement celles du génie, les thèses sont rédigées en anglais à plus de 50 %. Des domaines font toutefois exception, comme la chimie et la biologie (Roy, 2021).

[3] Il s’agit d’une thèse comprenant une série d’articles (2 ou 3) autosuffisants, formant un tout cohérent, et dont le contenu et la forme se prêtent facilement à une soumission dans une revue spécialisée (Institut des sciences cognitives de l’UQAM, 2020).

[4] La langue de publication des chercheur·euses semble avoir un impact systématique sur les mesures de performance de leur travail. La recherche d’Imbeau et Ouimet (2012) montre que les chercheur·euses en science politique qui publient surtout en français publient moins et sont moins cité·es que les autres (Imbeau et Ouimet, 2012).

[5] Le facteur d’impact est une mesure de l’importance d’une revue en fonction du nombre de citations dans une année. L’impact d’un·e chercheur·euse renvoie quant à lui au nombre de citations, l’un des indicateurs acceptés pour mesurer l’impact d’un article. Pour plus d’informations, voir les Guides de la Bibliothèque de Polytechnique Montréal.