Nordin Lazreg
Ph. D. et chercheur à l’Institut de recherche sur l’immigration et sur les pratiques interculturelles et inclusives (IRIPII)
Collège de Maisonneuve
Numéro 10, actes de colloque – 2024
Pour citer cet article
Nordin Lazreg
Ph. D. et chercheur à l’Institut de recherche sur l’immigration et sur les pratiques interculturelles et inclusives (IRIPII)
Collège de Maisonneuve
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Équité, diversité et inclusion (EDI) : au cœur de la réussite étudiante
Cet article découle d’une communication scientifique qui a été présentée au colloque La réussite étudiante en enseignement supérieur au carrefour de l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) de l’Observatoire sur la réussite en enseignement supérieur lors du 90e Congrès de l’Acfas (11 mai 2023).
Le texte fait partie de l’axe 2, intitulé Promouvoir l’éducation inclusive pour la réalisation du potentiel de chaque personne étudiante, des actes du colloque.
L’article qui suit vise à réfléchir à la place des sensibilités dans les pratiques pédagogiques pour aborder les sujets sensibles en classe.
Au cours des dernières années, plusieurs controverses touchant directement ou indirectement le milieu collégial ont ravivé les débats et les préoccupations autour des sujets sensibles en classe (racisme et mot en N, identité de genre, islamophobie, colonialisme, etc.). Ces enjeux ont un impact sur la réussite étudiante, car la construction de la classe comme une communauté d’apprentissage dépend en partie de la capacité du personnel enseignant à gérer les situations en lien avec des sujets sensibles.
Souvent, les discussions sur les stratégies pédagogiques adaptées pour aborder de tels enjeux en classe reposent sur une conception des sujets sensibles comme des questions qui font l’objet de désaccords. Autrement dit, si un sujet est sensible, c’est parce qu’il fait l’objet de vifs désaccords ou qu’il polarise. Ces désaccords peuvent être liés à une incertitude en termes de savoirs ou à une absence de consensus au sein de la communauté scientifique (Legardez et Simonneaux, 2006; Falaize, 2014). Ils peuvent aussi être liés à un clivage en termes de valeurs, de croyances ou de positionnements idéologiques ou politiques (Hirsch, Audet et Turcotte, 2015; Castonguay-Payant et Geoffroy, 2020). Ainsi, les stratégies pour gérer les sujets sensibles mettent l’accent sur la gestion du désaccord et des positions extrêmes. Aussi pertinentes soient-elles, ces discussions relèguent au second plan voire ignorent complètement la question des sensibilités et du rapport au sensible et tendent à penser les désaccords de manière désincarnée ou comme détachés des expériences individuelles et collectives.
Les sujets sensibles peuvent se définir comme des controverses ou des enjeux auxquels des individus sont sensibles (Forrest, 2008). Cette conceptualisation suppose un déplacement du regard pour porter une attention particulière aux individus – et à leurs expériences et à leurs sensibilités – et non plus seulement ou essentiellement aux enjeux en tant que tels. Cela ramène la question des affects – autrement dit, des émotions – au cœur de la réflexion sur les stratégies pédagogiques à adopter (Pagé, 2019). Or, les affects sont en grande partie partagés et liés à des expériences collectives. Loin d’être singuliers et propres à chaque individu, les affects sont façonnés par des processus sociaux et historiques (Corbin et Mazurel, 2022). De plus, les affects ne sont pas neutres et sans conséquences. Au contraire, ils sont éminemment politiques, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir et ont des effets tangibles ou matériels sur les pratiques sociales (Ahmed, 2005; Gregg et Seigworth, 2010).
Une méthodologie centrée sur les expériences des personnes participantes et les récits de pratiques pédagogiques
Le recrutement a été fait de manière à inclure une diversité de voix, d’expériences et de sensibilités. Les 42 entrevues individuelles semi-dirigées et les 4 groupes de discussion nous ont permis de recueillir des discours sur les sujets sensibles et leur place en classe, des récits d’expériences en lien avec des sujets sensibles ainsi que des récits de pratiques pédagogiques mobilisées par le personnel enseignant pour aborder des sujets sensibles en classe. L’ensemble de ces entrevues et ces discussions de groupe ont été retranscrites avant de faire l’objet d’une analyse thématique.
Certaines personnes enseignantes abordent les sujets sensibles malgré les sensibilités, d’autres les abordent par les sensibilités.
Au sein du corps enseignant, certaines personnes rencontrées considèrent que les sensibilités et les émotions sont un obstacle à la recherche et à l’acquisition d’une connaissance. Elles sont vues comme irrationnelles et inappropriées d’un point de vue intellectuel, alors que la connaissance est censée être objective.
« Pour aller un pas dans une forme de connaissance, il faut aller au-delà de nos propres freins. Il peut y avoir une étape où on déchire une partie de cette sensibilité-là. » (Richard, enseignant)
De ce point de vue, toute expression émotive empêcherait la prise de distance nécessaire pour la tenue de discussions rationnelles, dépassionnées et constructives autour de questions difficiles. De plus, la prise en compte des sensibilités étudiantes tend à être assimilée à la recherche d’un confort émotionnel qui revient à éviter d’aborder des sujets potentiellement conflictuels ou chargés émotionnellement. Dans cette perspective, les sujets sensibles constituent des occasions d’apprentissage incontournables, à condition que chaque personne mette ses émotions de côté.
D’autres personnes enseignantes conçoivent au contraire les sensibilités et les émotions davantage comme un vecteur de connaissance et exposent une conception de l’apprentissage qui laisse la place aux expériences sensibles et aux émotions.
« Si tu as quelque chose qui te permet de faire un petit lien, dans ton vécu, ça peut t’aider. Et émotivement, aussi, quand tu es attaché à une œuvre, ça te donne plus envie de la découvrir et de la comprendre. Je pense que c’est comme ça que, pédagogiquement, ça peut être utile. […] Je crois beaucoup au côté émotif pour atteindre des buts qui sont un peu plus, comme, scientifiques, on va dire. » (Paula, enseignante)
Par ailleurs, la prise en compte des sensibilités permettrait de développer l’empathie et une forme de curiosité bienveillante envers autrui chez les personnes étudiantes pour qui certains enjeux peuvent rester abstraits et complètement détachés de leur vécu. Dans cette perspective, les sujets sensibles constituent des occasions d’apprentissage incontournables précisément en raison des sensibilités qu’ils (ré)activent.
Une tension entre une conception des sensibilités centrée sur la singularité des individus et une vision centrée sur leur nature collective se manifeste.
Une première compréhension des sensibilités est axée sur l’intimité et sur la subjectivité de chaque individu. Cette vision se manifeste lorsque les sensibilités sont assimilées à des fragilités ou des vulnérabilités personnelles. Cela transparaît aussi dans le fait d’affirmer que les sensibilités se déclinent à l’infini et que tout peut être sensible.
« Tout peut être un trigger [déclencheur] pour quelqu’un. » (Kassandra, étudiante)
« Il y a autant de sensibilités que d’individus. » (Jeanne, enseignante)
Cette conception conduit des personnes enseignantes à conclure qu’il y a trop de sensibilités pour qu’il soit possible d’en tenir compte en classe.
Une deuxième compréhension des sensibilités est plus ancrée dans une dimension sociale et collective. Cette posture se traduit par l’expression ou la manifestation d’une empathie marquée pour l’expérience sensible des groupes marginalisés ou défavorisés et d’une sensibilité collective plus prononcée envers les injustices sociales dont sont victimes les membres de ces groupes.
Le corps enseignant navigue entre trois postures pédagogiques à propos des sujets sensibles.
La posture rationaliste renvoie à la valorisation de l’objectivité dans la construction et la transmission des savoirs. Elle se traduit par la volonté de se défaire de sa propre expérience subjective et de dépassionner les discussions pour aborder et examiner les sujets sensibles de manière détachée, comme n’importe quel phénomène social.
La posture affective correspond à la volonté d’accueillir toutes les sensibilités et expériences sensibles – aussi bien du côté étudiant que du côté enseignant – à des fins pédagogiques. Elle met l’accent sur la bienveillance dans la relation pédagogique.
La posture critique traduit une sensibilité aux rapports de pouvoir dans la société et à la manière dont ils se manifestent dans la salle de classe. Elle fait écho aux épistémologies du point de vue situé qui postulent que le savoir n’est pas neutre, mais socialement situé, et qui soulignent l’importance de centrer les marges (bell hooks, 2017), c’est-à-dire de (re)donner la parole et de la visibilité aux groupes marginalisés et aux personnes concernées.
Les personnes enseignantes tendent à se situer au croisement de ces postures, même si l’une des postures peut influencer de manière plus marquée leurs pratiques pédagogiques.
Chaque posture pédagogique amène des défis et requiert un travail affectif.
Pour les personnes qui ne sont pas à l’aise avec la gestion des émotions et le dévoilement de soi, la posture rationaliste peut être rassurante : elle donne une justification à la mise à l’écart des sensibilités et des expériences personnelles. Toutefois, tant pour les personnes enseignantes qu’étudiantes, elle suppose un travail affectif pour se détacher de ses propres émotions afin d’aborder les enjeux avec la distance jugée nécessaire. Aux yeux des étudiants et étudiantes, cette distance devient problématique lorsqu’elle donne l’effet d’une insensibilité aux expériences vécues.
« Ça peut heurter de voir un sujet qui te touche directement, être interprété de manière complètement objective, sans la sensibilité. Mettons, pour une personne qui vit du racisme, se faire enseigner à propos du racisme par un prof blanc qui pitche [qui lance] des statistiques : le prof, il peut être autant ouvert d’esprit et autant antiraciste qu’il peut, reste que cette personne-là n’aura pas l’expérience de quelqu’un qui vit du racisme. » (Mona, étudiante)
Pour leur part, les postures affectives et critiques requièrent une certaine transparence quant à ses propres expériences de vie, ses émotions ou sa positionnalité. Elles impliquent d’assumer une forme de vulnérabilité face aux autres. Toutefois, pour éviter de s’exposer ou de transformer la classe en un espace thérapeutique, le dévoilement de soi doit être réfléchi et orienté dans un objectif pédagogique. Un autre défi pour le corps enseignant est de savoir comment accueillir les sensibilités de manière constructive, quel sens leur donner et, éventuellement, comment les concilier.
bell hooks. (2018). Vers une pédagogie du conflit. Dans M. Altamimi, T. Dor et N. Guénif Souilamas (dir.), Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniaux (p. 23-27). Éditions Cambourakis.
bell hooks. (2019). Apprendre à transgresser. L’éducation comme pratique de la liberté. Éditions Syllepse.
Kahn, M. (2004). “Why Are We Reading a Handbook on Rape?” Young Women Transform a Classic. Pedagogy, 4(3), 438-459.
Ahmed, S. (2005). The Cultural Politics of Emotion. Edinburgh University Press.
bell hooks. (2017). De la marge au centre. Théorie féministe. Éditions Cambourakis.
Castonguay-Payant, J. et Geoffroy, M. (2020). Radicalisation, sujets sensibles et coconstruction des savoirs. Une recension des écrits. Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR).
Corbin, A. et Mazurel, H. (2022). Histoire des sensibilités. Presses universitaires de France.
Falaize, B. (2014). L’enseignement des sujets controversés dans l’école française : les nouveaux fondements de l’histoire scolaire en France ? Revista Tempo e Argumento, 6(11), 193-223.
Forrest, M. (2008). Sensitive Controversy in Teaching to Be Critical. Paideusis, 18(1), 80-93.
Gregg, M. et Seigworth, G. J. (2010). The Affect Theory Reader. Duke University Press.
Hirsch, S., Audet, G. et Turcotte, M. (2015). Vivre ensemble. Aborder les sujets sensibles avec les élèves. Guide pédagogique. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys et Centre d’intervention pédagogique en contexte de diversité.
Legardez, A. et Simonneaux, L. (dir.). (2006). L’école à l’épreuve de l’actualité : Enseigner les questions vives. ESF.
Pagé, G. (2019). Pouvoir, inconfort et apprentissage : les cours féministes peuvent-ils et doivent-ils être des espaces préfiguratifs et sécuritaires ? Éthique en éducation et en formation, 7, 8-29.
Éditrice : Karine Vieux-Fort
Comité éditorial : Karine Vieux-Fort, Anouk Lavoie-Isebaert et Catherine Charron
Révision linguistique : Marie-Eve Cloutier
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À propos de l'auteur
Nordin Lazreg
Ph. D. et chercheur à l’Institut de recherche sur l’immigration et sur les pratiques interculturelles et inclusives (IRIPII)
Collège de Maisonneuve
Nordin Lazreg est titulaire d’un doctorat en science politique de l’Université de Montréal. Il a rejoint l’Institut de recherche sur l’immigration et sur les pratiques interculturelles et inclusives (IRIPII) au Collège de Maisonneuve en 2018. Il y mène notamment des projets de recherche-action en lien avec l’inclusion et les sujets sensibles en contexte d’enseignement collégial.
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