Catherine E. Déri
Professeure en nomination à long terme à la Faculté d’éducation
Université d'Ottawa
Numéro 9 – 2024
Pour citer cet article
Catherine E. Déri
Professeure en nomination à long terme à la Faculté d’éducation
Université d'Ottawa
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Insertion socioprofessionnelle des diplômé·es de l’enseignement supérieur
Cet article présente quelques résultats découlant d’une recherche qui visait à comprendre comment les personnes étudiantes au doctorat se socialisent au métier de chercheuse et chercheur au sein de cafés de rédaction académique.
Pour plus de détails, consulter : Déri, C. (2022). La socialisation des doctorants au métier de chercheur : Étude de cas d’une communauté d’apprentissage dans le contexte des cafés de rédaction universitaire [thèse de doctorat, Université d’Ottawa]. Recherche uO.
Au Canada, le taux d’abandon des programmes de doctorat oscille autour de 50 % depuis plusieurs décennies (OCDE, 2022). Parmi les raisons évoquées par les personnes étudiantes pour expliquer cette interruption se trouve le manque d’expériences et de compétences en rédaction académique (Lison et Bourget, 2016). Cette lacune peut nuire à l’avancement des projets universitaires de chercheuses et chercheurs en formation, mais aussi à leur intégration dans un champ professionnel convoité. Que ce soit pour effectuer de la recherche en milieu universitaire, dans les secteurs publics et privés, ou dans des organismes à but non lucratif, la communication écrite est un incontournable. Cependant, les programmes de doctorat n’enseignent pas explicitement ce type de compétence, même si un de leurs objectifs d’apprentissage est la socialisation au métier de chercheuse et chercheur, c’est-à-dire « l’intériorisation des normes en vigueur dans une communauté qu’on souhaite intégrer » (Kapp, 2015, p. 2). Plusieurs personnes étudiantes se retrouvent donc à devoir combler leurs besoins en formation hors de leur université.
Nous avons examiné un dispositif d’apprentissage se nommant « cafés de rédaction académique » s’inspirant du mouvement « Shut up & Write » qui a fait son apparition dans des cafés de San Francisco aux États-Unis en 2007. Ce dispositif est utilisé par des personnes étudiantes qui se donnent rendez-vous au moyen des médias sociaux pour rédiger dans des lieux publics : cafés, musées, bibliothèques, espaces de cotravail, parcs, etc. Ces regroupements favorisent bien plus que le développement de compétences rédactionnelles, considérant la richesse des échanges qui s’y déroulent entre pairs (Mewburn, Osborne et Caldwell, 2014). Un apprentissage social se matérialise entre personnes étudiantes au doctorat pour favoriser leurs parcours académiques et leurs transitions professionnelles.
Dans un contexte professionnel, le processus de socialisation implique une passation des anciens aux nouveaux membres d’une organisation, de façons formelles et informelles (Skakni, 2011). Ce transfert touche autant les connaissances et les compétences, que les comportements relatifs à l’exercice de la profession choisie. Par leur formation de troisième cycle, les personnes étudiantes se socialisent à la vie universitaire et au métier de chercheuse et chercheur afin d’intégrer une communauté associée à leur domaine de recherche. Cette socialisation organisationnelle et professionnelle vise, entre autres, à faciliter la compréhension du parcours doctoral et des compétences devant être développées pour devenir une personne chercheuse autonome.
Une étude de cas impliquant des personnes étudiantes au doctorat
Nous avons lancé une invitation au sein d’une communauté d’apprentissage comptant plus de 4 500 membres aux études supérieures. La collecte de données s’est effectuée par entrevues individuelles et extraction de messages affichés sur un média social (Facebook). L’analyse à l’aide du logiciel NVivo a notamment permis d’identifier des défis quant à l’exposition aux contextes de travail (socialisation), le développement de compétences (formation) et la comparaison des expériences (normalisation).
1Thèsez-vous est un organisme à but non lucratif qui a pour mission « la mise en place d’environnements physiques et humains réfléchis pour faciliter la rédaction universitaire ».
Défi de socialisation : Les personnes étudiantes au doctorat ne sont pas exposées à toutes les facettes du métier de chercheuse et chercheur.
Les personnes étudiantes au doctorat ne se font pas expliquer clairement ce en quoi consiste le métier de chercheuse et chercheur ni les différents contextes professionnels dans lesquels il est possible d’œuvrer. Une participante explique :
« On ne nous dit pas de quoi on a besoin pour continuer [après le doctorat]. Donc, ce que je sais ce sont des choses que j’ai entendues par-ci par-là ».
De nos jours, la chercheuse ou le chercheur a la possibilité d’assumer plusieurs tâches simultanément, surtout en travaillant dans une université : recherche, enseignement, administration et service à la collectivité. Or, les programmes de doctorat représentent plutôt une formation avancée à la recherche, par la recherche, limitant ainsi les occasions d’acquérir de l’expérience dans d’autres sphères de responsabilités.
Il n’y a que la moitié des personnes participantes qui envisageaient de travailler en milieu universitaire. Celles-ci ont bénéficié des échanges avec leurs pairs, dans les cafés de rédaction académique, pour être exposées à des documents de nature variée, comme des demandes de bourse ou des plans de cours.
Défi de formation : Les personnes étudiantes au doctorat ne développent pas l’ensemble des compétences transversales pour devenir chercheuse ou chercheur.
La socialisation professionnelle implique le développement de connaissances et de compétences nécessaires à l’exercice d’un métier convoité. Pour le métier de chercheuse et chercheur, il requiert des compétences transversales (voir la figure 1) qui sont à développer pendant les études doctorales, indépendamment du milieu de travail visé.
La majorité des personnes participantes entrevoyaient faire carrière en recherche. Même si celles-ci avaient achevé une moyenne de 5 ans et demi dans leur programme d’études doctorales, elles n’ont été en mesure d’identifier que cinq éléments reconnus comme essentiels au métier de chercheuse et chercheur : une expertise scientifique, des compétences en communication (orale et écrite) et en gestion de projets, de même que la rigueur et la persévérance.
Il semble y avoir un manque de transmission ou de compréhension des compétences devant être développées pendant les programmes de doctorat. Dans les cafés de rédaction académique, les personnes étudiantes augmentent leurs compétences bien au-delà de la communication écrite. Par exemple, la révision d’ébauches de texte entre pairs permet de développer un esprit critique, une rigueur scientifique et une expertise pluridisciplinaire.
Défi de normalisation : Les personnes étudiantes au doctorat ont peu d’occasions pour relativiser leurs expériences de chercheuse et chercheur en herbe.
La dynamique qui s’établit entre la personne étudiante au doctorat et les responsables de son programme d’études peut favoriser son intégration dans sa communauté de recherche. Cependant, elle place aussi l’étudiante ou l’étudiant dans une situation de vulnérabilité, en raison des enjeux d’évaluation de la performance pour l’obtention d’assistanats de recherche, de bourses et du diplôme. Une participante évoque l’esprit de compétitivité qui règne en milieu universitaire :
« Le doctorat c’est beaucoup de compétition aussi. Tu en as qui sont dans la game de la compétition, puis moi, ça ne me convient pas ».
Une majorité de personnes rencontrées considèrent bénéfique de se rassembler avec des pairs, à l’extérieur de leur département ou de leur faculté, où il est possible de remettre en question certaines pratiques universitaires. Les cafés de rédaction académique sont des occasions de partage d’expériences avec des personnes provenant de différents horizons, afin de normaliser les difficultés rencontrées aux cycles supérieurs. Les personnes étudiantes bénéficient du soutien des autres, notamment, pour briser le sentiment d’isolement.
La socialisation au milieu universitaire passe par les échanges d’expériences entre les pairs.
Les échanges qui se déroulent dans les cafés de rédaction académique font ressortir les similarités et les différences dans les expériences vécues selon les disciplines universitaires. Par exemple, les laboratoires de recherche des personnes étudiantes dans les domaines des STIM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques) facilitent leur socialisation formelle et informelle. En revanche, le travail des étudiantes et des étudiants en sciences sociales et humaines tend à s’effectuer de façon solitaire. Ces derniers individus ont alors tendance à se joindre davantage à différents groupes de rédaction pour se socialiser au milieu universitaire (Déri, Vincent et Tremblay-Wragg, 2023).
La formation à la rédaction académique facilite le développement de compétences connexes.
Lorsque les personnes étudiantes au doctorat participent à des cafés de rédaction académique, elles se fixent des objectifs et en discutent avec les autres. Ces échanges avec des pairs permettent de reconnaître les défis rencontrés et de discuter de stratégies pour les surmonter. De plus, les séances de rédaction se déroulent selon une séquence alternant des blocs de productivité et des pauses, afin de maintenir un rythme de rédaction continu sans s’épuiser. Cette technique de gestion de temps peut être répliquée une fois de retour à la maison, pour que la personne étudiante assure la poursuite de ses projets, même quand elle rédige seule (Tremblay-Wragg, Mathieu-C., Labonté-Lemoyne, Déri et Gadbois, 2020).
La normalisation des difficultés rencontrées au doctorat se déroule lors d’échange d’expériences entre pairs.
En comparant les situations d’autrui aux cycles supérieurs avec la sienne, il est possible de mieux comprendre les difficultés rencontrées. Pendant les cafés de rédaction, des témoignages de réussites ou d’échecs sont partagés entre les personnes participantes. Ces échanges permettent de relativiser les expériences vécues, comme le manque de compréhension des proches face à la nature du travail à réaliser dans un programme de doctorat. Les cafés de rédaction académique offrent une façon de légitimer son travail aux yeux des membres de la famille ou des camarades (Murray, 2015).
Les personnes étudiantes au doctorat peuvent bénéficier de différents types de groupes de rédaction académique.
Les cafés de rédaction académique représentent une formule parmi plusieurs autres regroupements de rédaction pouvant favoriser la réussite des personnes étudiantes aux cycles supérieurs et leur socialisation au métier de chercheuse et chercheur (voir la figure 2).
Selon l’avancement dans son parcours académique et ses besoins particuliers, chaque individu peut choisir de participer au type de regroupement qui lui convient le mieux et qui offre des bénéfices similaires à ceux déjà mentionnés au sujet des cafés de rédaction académique.
Pour les personnes étudiantes au doctorat
Pour les établissements universitaires
Déri, C. E., Tremblay-Wragg, É. et Mathieu-C., S. (2022). Academic Writing Groups in Higher Education: History and State of Play. International Journal of Higher Education, 11(1), 85-99.
Duchesne, C., Déri, C., Le Callonnec, L. et Gagnon, N. (2023). La transition identitaire de doctorant à professeur d’université : entre continuités et ruptures. Revue canadienne de l’éducation, 45(4), 962-986.
Déri, C. E. (2024, à paraître). Academic Writing Cafes: Public Spaces where Graduate Students Socially Learn and Support Each Other. Dans R. Cayley, F. Coll et D. Aureliano Newman (dir.), Writing Together: Building Social Writing Opportunities for Graduate Students. University of Michigan Press.
Déri, C. E., Vincent, C. et Tremblay-Wragg, E. (2023). L’accompagnement par les pairs au doctorat pour socialiser les femmes au métier de chercheuse. Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 39(1), 1-22.
Durette, B., Fournier, M. et Lafon, M. (2012). Compétences et employabilité des docteurs [Rapport d’enquête]. Adoc Talent Management.
Kapp, S. (2015). Un apprentissage sans normes explicites ? La socialisation à l’écriture des doctorants. Socio-Logos, 10.
Lison, C. et Bourget, A. (2016). Pourquoi faire une thèse ? Dans E. Bernheim et P. Noreau (dir.), La thèse : un guide pour y entrer… et s’en sortir (p. 13-22). Presses de l’Université de Montréal.
Mewburn, I., Osborne, L. et Caldwell, G. (2014). Shut up and write! Some surprising uses of cafés and crowds in doctoral writing. Dans C. Guerin et C. Aitchison (dir.), Writing Groups for Doctoral Education and Beyond: Innovations in Practice and Theory (p. 399-425). Routledge.
Murray, R. (2015). Writing in Social Spaces: A social processes approach to academic writing. Routledge.
Organisation de coopération et de développement économique [OCDE]. (2022). Taux d’obtention d’un diplôme tertiaire.
Skakni, I. (2011). Socialisation disciplinaire et persévérance aux études doctorales : Un modèle d’analyse des sphères critiques. Initio : Revue sur l’éducation et la vie au travail, 1, 18-34.
Tremblay-Wragg, E., Mathieu-C., S., Labonté-Lemoyne, E., Déri, C.et Gadbois, M.-E. (2020). Writing more, better, together: How writing retreats support graduate students through their journey. Journal of Further and Higher Education, 45(1), 95-106.
Éditrice : Karine Vieux-Fort
Comité éditorial : Karine Vieux-Fort, Anouk Lavoie-Isebaert et Catherine Charron
Révision linguistique : Marie-Eve Cloutier
Cet article est rendu disponible selon les termes de la licence Creative Commons BY-NC-SA 4.0.
À propos de l'autrice
Catherine E. Déri
Professeure en nomination à long terme à la Faculté d’éducation
Université d'Ottawa
Catherine E. Déri est professeure, en nomination à long terme, à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa, où elle s’investit dans la formation du personnel enseignant en Ontario et au Québec. Elle est aussi chargée de cours et stagiaire postdoctorale à l’Université du Québec en Outaouais, où elle effectue de la recherche sur la prévention du plagiat en milieu universitaire. À ce sujet, elle œuvre au sein d’un partenariat international impliquant plus de 60 chercheuses et chercheurs au Canada, aux États-Unis et en Europe. Toutes ces implications dans le domaine de l’éducation surviennent après une carrière de 25 ans, comme Officier Logistique dans les Forces armées canadiennes. En termes de distinctions, elle a remporté le prix Pierre-Laberge de l’Université d’Ottawa pour l’excellence de sa thèse de doctorat dans le domaine des humanités et un prix de l’Université de Guelph pour son impact professionnel après avoir complété une maîtrise en leadership.
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