Cet article présente quelques résultats découlant d’une recherche qui visait à mieux comprendre les parcours universitaires d’étudiants et d’étudiantes autochtones et du sens qu’ils et elles leur accordent.

Pour plus de détails, consulter : Ratel, J.-L. (2019). Du projet d’études au projet de vie : une analyse des parcours universitaires chez les étudiants des Premières Nations du Québec [thèse de doctorat, Université Laval]. Corpus.  

Contexte 

Des inégalités persistantes malgré des avancées constantes 

Malgré les avancées en termes de fréquentation postsecondaire chez les Premiers Peuples au Québec, des inégalités persistent en amont, avec des taux de décrochage scolaire souvent alarmants au secondaire, et en aval, avec des taux de diplomation toujours préoccupants au cégep et surtout à l’université. Au Canada, dès le XIXe siècle, l’éducation primaire et secondaire s’est surtout développée autour du modèle du pensionnat, visant à éloigner les élèves autochtones de leurs cultures et familles dans un objectif ouvertement assimilationniste. Dans cette optique, la diplomation universitaire conduisait à la perte du « statut indien » et à l’exclusion subséquente de la communauté.  

Avec le mouvement de prise en charge de l’éducation amorcé dans la foulée de La maîtrise indienne de l’éducation indienne (Fraternité des Indiens du Canada, 1972), les établissements postsecondaires ont progressivement pris conscience des besoins cruciaux en matière d’offre de formation et de services culturellement pertinents pour les populations étudiantes autochtones. Si les constats et recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996 concernant cette offre demeurent d’actualité, le développement de cours, de programmes et de services ciblant plus spécifiquement les Autochtones s’est poursuivi de manière inégale selon les établissements (Ratel, Bacon et Pilote, 2021), limitant de facto l’accessibilité à une offre culturellement pertinente. 

Concept clé 

Projet de vie : Étudier pour soi et sa communauté   

Je me suis inspiré du concept de projet de vie (« life project ») de l’anthropologue canadien Mario Blaser (2004) pour analyser le sens conféré par les populations étudiantes des Premières Nations1 à leurs projets d’études, axés sur le mieux-être en milieu autochtone. Ce concept implique une critique du développement strictement économique généralement promu par l’État et les marchés pour plutôt épouser l’amélioration du mieux-être dans la communauté locale, une finalité davantage en phase avec la nature des projets des étudiantes et étudiants. Selon Blaser, les projets de vie : « se distinguent du développement [au sens économique] par l’attention qu’ils portent au caractère unique des expériences des personnes en matière de lieu et de soi et par leur rejet des visions qui prétendent être universelles » (2004, p. 26). Or, l’inclusion des projets développés au-delà de la communauté d’origine m’a conduit à proposer une interprétation plus large de ce concept incluant le milieu autochtone à différentes échelles (dont la communauté locale, d’autres communautés et le milieu urbain) (Ratel, 2019).     

 1 Dans le contexte canadien, la population autochtone est composée des Premiers Peuples, qui incluent les Premières Nations, les Inuit et les Métis.

Méthodologie

À la découverte des mondes sociaux des étudiantes et étudiants autochtones   

  • Type de recherche : Qualitative 
  • Population étudiée : 23 personnes étudiantes et diplômées des Premières Nations ayant fréquenté une université au Québec. Des entrevues complémentaires ont été réalisées auprès de 11 personnes professionnelles autochtones et allochtones œuvrant auprès des étudiantes et étudiants.  
  • Lieux et période de la recherche : entre 2010 et 2012 dans différents campus universitaires au Québec.

Les personnes rencontrées dans cette recherche représentent une diversité de profils en termes de communautés d’origine, langues, sexes et occupations. Les entretiens menés s’inscrivent dans la méthode du récit de vie, nous permettant de mieux connaître les « mondes sociaux » des participantes et participants (Bertaux, 2010). L’analyse qualitative a suivi les trois flux de Miles et Huberman (2003) (condensation des données, présentations des données, élaboration / vérification des conclusions) à partir d’une analyse thématique des transcriptions des entrevues.

Résultats

Du projet d’études individuel au projet de vie collectif 

Les programmes d’études choisis s’inscrivent surtout dans des domaines ancrés dans les besoins exprimés par les communautés. 

Les programmes d’études de l’échantillon interviewé sont surtout liés à la formation de personnel enseignant (sciences de l’éducation) et administratif (sciences de l’administration). Depuis le mouvement de prise en charge de l’éducation et des services offerts dans les communautés, ces deux domaines d’études attirent bon nombre de personnes étudiantes souhaitant travailler dans les écoles et les services de leurs communautés.  

Par ailleurs, d’autres domaines sont aussi fréquentés par les étudiantes et étudiants interviewés : un peu moins de la moitié étudie en sciences humaines et sociales, en arts, lettres et communication.  

Bien que certaines universités offrent des formations hors-campus, en partenariat avec des communautés autochtones, la population étudiante autochtone interviewée fréquente principalement les formations offertes sur les campus.

La majorité des étudiantes et étudiants ont poursuivi leurs études à l’extérieur de leurs communautés.

Certaines personnes ont pu compléter quelques cours dans leurs communautés, ce qui favorise l’accessibilité géographique aux études et la sécurité culturelle (Dufour, 2015). Or, elles ont majoritairement dû poursuivre une partie de leur formation sur les campus, les obligeant à quitter leur communauté pour les études. 

La conciliation études-famille implique de grands défis chez les étudiantes et étudiants, qui sont pour la plupart parents au moment d’entrer à l’université. 

Le profil des personnes participantes à la recherche correspond de près à celui majoritairement recensé chez les étudiantes et étudiants autochtones (Ratel, Bacon et Pilote, 2021), soit des mères effectuant un retour aux études après avoir travaillé dans leurs communautés. Dans ce contexte, les études universitaires impliquent de grands défis en lien avec les responsabilités parentales en termes de gestion du temps et peut aussi occasionner une mobilité géographique chez les enfants pour la poursuite de leur propre scolarité. Cependant, malgré cette forte représentation, on remarque aussi, surtout chez les étudiantes et étudiants de première génération2, que plusieurs sont plus jeunes, présentent une scolarité linéaire et n’ont pas d’enfant. 

2 Les étudiantes et étudiants de première génération (EPG) sont celles et ceux dont les parents n’ont pas poursuivi d’études universitaires (Kamanzi et al., 2010). 

La plupart des étudiantes et étudiants cherchent à combiner leurs projets individuels d’études à un projet collectif visant le mieux-être en milieu autochtone. 

Ces projets d’études des personnes participantes à la recherche prennent souvent racine dans la communauté d’origine, ce qui correspond au modèle souvent attendu de la personne diplômée qui retourne contribuer au développement de sa communauté. D’autres personnes participantes témoignent plutôt des projets qui impliquent une autre communauté (de leur propre nation ou d’une autre), ou encore les Autochtones en milieu urbain. Soulignons que ces projets prenant place dans des lieux géographiques différents nous rappellent que les territoires habités par les Autochtones ne se sont jamais limités aux frontières des communautés définies par les lois et traités. Enfin, quelques projets ne sont pas ancrés dans un territoire a priori, par exemple lorsqu’ils impliquent le rayonnement de cultures autochtones ou la poursuite de recherches en milieu autochtone. 

« C’était très intéressant [ses études], c’était motivant puis en même temps, ça venait aussi répondre à mes objectifs : un jour, j’étais pour retourner dans la communauté. Je me disais :  ̎Si je peux trouver le plus possible, c’est-à-dire me former et ensuite redonner à ma communauté ce que j’ai eu ̎. » (Marie3)   

3 Pour assurer la confidentialité, les prénoms sont des pseudonymes.

Que retenir de nos résultats ?

Un appel à plus de flexibilité des universités pour permettre aux étudiantes et étudiants autochtones d’atteindre leurs objectifs personnels et collectifs 

La poursuite d’études universitaires chez les Premières Nations implique l’ensemble des acteurs et actrices des établissements d’enseignement, en collaboration avec les personnes représentantes des organisations autochtones. 

Hors campus, des cohortes de formation sont offertes pour certains programmes (ex. : formation à l’enseignement et administration) afin de mieux répondre aux besoins locaux et offrir à plusieurs personnes étudiantes un premier contact avec une formation qui leur serait autrement géographiquement inaccessible.  

Sur les campus, développer et maintenir des liens avec les communautés autochtones et les organisations autochtones en milieu urbain s’avère aussi déterminant dans le soutien aux personnes étudiantes autochtones. Ce soutien permet notamment de favoriser le déploiement d’une offre de services culturellement pertinents et la prise en compte des besoins des membres de la famille qui, dans bien des cas, suivent l’étudiante ou l’étudiant dans son déplacement. 

   

La communauté autochtone au sens large demeure au cœur des réalisations et des projets d’avenir des étudiantes et étudiants autochtones.  

La plupart des étudiantes et étudiants autochtones sont soutenus financièrement par leurs communautés, qui en récoltent plusieurs retombées associées à la formation d’une relève favorisant leur autodétermination. Chez les étudiantes et étudiants qui se projettent plutôt dans d’autres communautés ou en milieu urbain, ces retombées bénéficient plus largement à l’autodétermination des Autochtones au-delà de la communauté d’origine. Ces retombées rappellent que l’identité autochtone se déploie sur un territoire qu’on ne saurait limiter aux frontières définies par les lois coloniales.

« Ils [les membres de sa communauté] payaient mes études, mes allocations, tout ça, puis oui, je voulais redonner à la communauté puis c’est pour ça, entre autres, que j’ai fait cet outil-là. J’aurais pu le faire sur plein d’autres affaires, mais je l’ai fait là-dessus. Puis, entre autres, aussi parce que je me disais :  ̎Peut-être que je pourrais le mettre en pratique ̎. Je pense que je suis pas le seul aussi à partager ça, ce sentiment-là, de vouloir redonner à la communauté. » (Jérôme) 

La poursuite d’études universitaires ne suit pas un modèle strictement linéaire. 

Le système d’éducation québécois offre une certaine latitude permettant des retours aux études et des réorientations. Dans le contexte des étudiantes et étudiants autochtones, cette relative flexibilité s’avère nécessaire à la réalisation de leurs projets de vie étant donné leur profil majoritairement atypique et leurs parcours plus souvent non linéaires. C’est aussi en suivant la voie d‘une accessibilité accrue prenant en compte les réalités particulières aux parcours atypiques que les établissements favoriseront une plus grande démocratisation scolaire, dans la foulée du modèle de l’université comme sphère publique démocratique (Giroux, 2002). Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre aux étudiantes et étudiants autochtones (CSE, 2013). Il s’inscrit en continuité avec la massification de l’enseignement supérieur et rappelle que les institutions se maintiennent tout en se métamorphosant à la lumière des changements sociaux qui se déploient au fil des générations (Fallis, 2007).  

Pistes d’action

  • Augmenter l’offre de formation et de services culturellement pertinents pour les étudiantes et étudiants autochtones dans les campus afin de favoriser leur accueil et améliorer leur rétention tout au long de leurs parcours d’études. 
  • Bonifier l’offre de formation universitaire dans les communautés autochtones afin de favoriser l’accessibilité géographique aux études et la sécurité culturelle. 
  • Bonifier l’offre de services destinés aux étudiantes et étudiants autochtones dans les villes, à l’extérieur des campus universitaires, en termes notamment de logement et de services de soutien aux familles. 
  • Inclure davantage de membres autochtones dans la gouvernance des universités. 

Pistes de recherche

  • Mener des recherches longitudinales auprès d’apprenantes et d’apprenants autochtones dès l’école secondaire, en collaboration avec les organisations scolaires autochtones, en vue de suivre leurs parcours scolaires et professionnels sur une plus longue période. 
  • Effectuer un sondage afin d’analyser les parcours d’étudiantes et d’étudiants autochtones universitaires de manière quantitative et longitudinale, en collaboration avec les organisations autochtones et les établissements universitaires. 

Pour approfondir le sujet

Ratel, J.-L. (2018). L’éducation autochtone au Québec sous l’angle de la sociologie. Cahiers de recherche sociologique, (64), 129-147. 

Ratel, J.-L. et Pilote, A. (2021). Métamorphoses de l’université et parcours d’étudiants autochtones au Québec : enjeux d’accessibilité aux études et de persévérance scolaire dans une perspective de décolonisation de l’éducation. Recherches en éducation, (44), 100-113.  

Ratel, J.-L. et Sioui, B. (2021). Portrait historique des Autochtones du Québec et de leurs parcours scolaires. Dans M. Potvin, M.-O. Magnan, J. Larochelle-Audet et J.-L. Ratel (dir.), La diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en éducation – Théorie et pratique (2e édition) (p. 48-66). Fides. 


Références

Bertaux, D. (2010). Le récit de vie : l’enquête et ses méthodes. Armand Collin. 

Blaser, M. (2004). Life Projects: Indigenous Peoples’ Agency and Development. Dans M. Blaser, H. A. Feit et G. McRae (dir.), In the Way of Development: Indigenous Peoples, Life Projects and Globalization (p. 26-44). Zed Books.  

Conseil supérieur de l’éducation. (2013). Parce que les façons de réaliser un projet d’études universitaires ont changé… Conseil supérieur de l’éducation.  

Dufour, E. (2015). La sécurité culturelle en tant que moteur de réussite postsecondaire : enquête auprès d’étudiants autochtones de l’Institution Kiuna et des espaces adaptés au sein des établissements allochtones [mémoire de maîtrise, Université de Montréal].  

Fallis, G. (2007). Multiversities, Ideas, and Democracy. University of Toronto Press.  

Fraternité des Indiens du Canada. (1972). La maîtrise indienne de l’éducation indienne.  

Giroux, H. A. (2002). Neoliberalism, Corporate Culture, and the Promise of Higher Education: The University as a Democratic Public Sphere. Harvard Educational Review, 72(4), 425-464. 

Kamanzi, P. C., Bonin, S., Doray, P., Groleau, A., Murdoch, J., Mercier, P., Blanchard, C., Gallien, M. et Auclair, R. (2010). Transitions : Note 9 : Les étudiants canadiens de première génération à l’université : la persévérance aux études. Université du Québec à Montréal.   

Miles, M. et Huberman, M. (2003). Analyse des données qualitatives. De Boeck. 

Ratel, J.-L., Bacon, M. et Pilote, A. (2021). De la prise en charge à la décolonisation : un regard rétrospectif sur cinq décennies d’éducation postsecondaire autochtone au Québec. Canadian Journal of Higher Education / Revue canadienne d’enseignement supérieur, 51(3), 67-81. 


Mentions de responsabilité

Éditrice : Karine Vieux-Fort 

Comité éditorial : Karine Vieux-Fort, Anouk Lavoie-Isebaert et Amélie Descheneau-Guay

Révision linguistique : Marie-Eve Cloutier

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ISSN 2817-2817